Relire Ernst Wiechert
Le cœur de Missa sine nomine, rédigé par Ernst Wiechert peu avant sa mort (1950) et publié en France en 1953 (chez Calmann-Lévy, puis en format poche en 1973) porte sur l’apaisement d’Amédée, un des trois frères d’une famille de la noblesse rurale allemande, après quatre ans de camp de concentration. Le fait d’avoir vu l’horreur absolue (un pasteur crucifié par les nazis, p. 125), d’avoir tué, d’avoir expérimenté le vécu concentrationnaire, l’amène à vivre à l’écart dans une bergerie. Plusieurs branches de réflexion se dégagent et j’en choisis un seul pour éclairer le titre Missa sine nomine. Certes, le traducteur propose un itinéraire pour comprendre ce titre : cette messe sans nom serait empruntée à l’œuvre d’un compositeur, entendue à Zurich en mai 1950, et évoquerait la transsubstantiation. Certes, pour qui connaît les débats liés à la Cène entre protestants et catholiques, la mutation de la haine en paix avec autrui peut donner cohérence à ce titre.
Je vois pour ma part, parmi les personnages-clés – outre Amédée, ses frères (Aegide et Érasme) et leurs épouses, Barbara, ses parents, Christophe le cocher, Jacob, qui a perdu femme et enfants – un personnage qui se détache : le pasteur Wittenkopp. Ce pasteur a fait le constat concernant ses confrères pasteurs que « beaucoup d’entre nous ont servi l’État, beaucoup souvent l’Église, et il s’en est trouvé pour servir le veau d’or (p. 222) […] les gens du château [des réfugiés] se méfient non seulement de ‘‘ notre père qui est aux cieux ’’ mais aussi de ceux qui l’ont invoqué en chaire. Ils veulent du pain et de quoi se vêtir. Ils n’aiment pas que leur pasteur ait les mains blanches (p. 223) […] Il extrait de la tourbe pour empêcher l’un de ses enfants de souffrir du froid cet hiver […] Et dans ses deux mains noires, il peut y avoir une certaine force de persuasion. Peut-être même un fragment d’Évangile. » Ce pasteur a perdu sa femme, devenue folle après la mort de ses trois enfants du fait du froid. Il refuse que lui soit attribuée une paroisse : « Nous n’avons ni église, ni chaire, ni autel mais il me semble que, malgré cela, le Bon Dieu est devenu un peu plus proche. Il ne se sent peut-être pas très à l’aise dans les grandes églises, où tout va du même train qu’avant (p. 415) [… l’Église ou notre confession ou les fidèles, les vainqueurs ou les réfugiés] ne songent pas un instant à se demander si l’Église doit rester ce qu’elle était il y a mille ou deux mille ans. Si les pasteurs doivent rester semblables, eux, leur langage et leurs consolations. Si le culte n’est pas, peut-être, un péché ? Si ce qu’on appelle la hiérarchie ecclésiastique n’en est pas, peut-être, un autre ? »
Oui, ce pasteur célèbre, dans cette tourbière, une messe sur le monde, en attendant que les uns et les autres scrutent ce qui est possible après Auschwitz…
Écrivant en 1955 à un de ses anciens étudiants de Rennes, Jean Le Chevalier, gravement handicapé suite à une crise d’épilepsie, Légaut accorde une importance capitale à Wiechert :
« As-tu lu Les enfants Jéromine et Missa sine Nomine d’Ernst Wiechert ? [chez Calmann-Lévy]. Tu devrais le faire. Si tu ne trouves pas à les emprunter, dis-le moi, je te les enverrai. Ces livres te feront du bien. Depuis Bernanos, je n’ai jamais rien lu d’aussi religieux et d’aussi exact sur notre temps […] » ( 1955).
« Je suis heureux que tu découvres Wiechert, c’est un de mes pères suivant l’esprit °» ( 1962) .
Dominique Lerch
° Ces lettres se trouvent aux archives de l’évêché de Quimper,dans le fonds Fauvel