Histoire: essais

Mémoire d’un groupe et histoire : une confrontation jubilatoire

L’histoire se fait avec des documents, que l’on a en mains. Certes, depuis le positivisme, la notion de « documents » s’est élargie : Marc Ferro a magistralement installé le film, Jean-Claude Schmitt scrute l’image surtout médiévale, Philippe Joutard interroge les descendants de camisards… Vivre à l’intérieur d’un groupe, tel le groupe Légaut qui approche de la centaine d’années, fait confluer nombre de récits, émerger des non-dits. Je retiens cinq confrontations entre mémoire et histoire qui furent autant de moments de stupéfaction vécue, au vu de documents.

Rares, car issus d’un groupe et non d’une institution avec une règle de conservation de documents.

À la Bibliothèque nationale de France, dépositaire du dépôt légal, je fais venir les bulletins de l’Union nationale des membres de l’enseignement public (UNMEP), syndicat fondé en 1925 par le (futur) ministre de Vichy, Jacques Chevalier. Il existe un bulletin de la Loire : stupéfaction. Deux membres importants du groupe Légaut y sont actifs, président et secrétaire, Pierre Renevier et Marguerite Miolane. Tout un passé enfoui revient au jour : la discrimination (réelle) envers les catholiques, surtout dans le premier degré, un syndicat fondé contre le Syndicat National des Instituteurs (SNI) particulièrement offensif à l’égard des catholiques pratiquants et en collusion avec les inspecteurs d’académie en ce qui concerne le mouvement et les promotions (des enjeux bien concrets). Le militantisme dans le groupe Légaut, discret, voire tu, la reconversion après-guerre de membres de l’UNMEP dans le Syndicat Général de l’Éducation nationale (SGEN), voilà des éléments intéressants, par ailleurs parfaitement reconnus par les historiens du syndicalisme enseignant.

Aux Archives nationales, je fais venir le dossier Légaut (en fait, il y a celui du père et du fils !). C’est simple, la mémoire du groupe indique qu’en 1942, Marcel Légaut rompt avec l’Université, bel exemple de sa capacité à trancher, au risque de couper les ponts. Que nenni : Légaut prend un congé, ce qui lui permettrait de revenir sur le premier poste disponible à l’Université dans son domaine. Légaut a assuré ses arrières, d’autant plus qu’il s’est marié. Et ce congé qui perdure, fait que la Direction de l’enseignement supérieur ne sait pas traiter la demande de retraite de l’intéressé le moment venu. Un camarade aide Légaut : à partir de 15 ans de fonctionnariat, un membre de l’Éducation nationale peut prétendre à une retraite, dans ce cas, proportionnelle aux années de Normale Sup. et d’enseignement. Cet argument débloque la situation.

Rangeant les papiers qui affluent à Mirmande, je trouve un bref récit de Marguerite Miolane concernant les rencontres de Mirmande en 1967, donc peu après l’acquisition de la magnanerie à Mirmande et de l’installation du groupe ayant quitté les Granges. Stupéfaction : Jacques Perret et son épouse, elle aussi membre du groupe avant-guerre, passent à Mirmande. Le programme de la matinée est suspendu, on se réunit au salon et Marguerite Miolane note que le débat entre Légaut et Perret est animé ; « on se croirait revenu à Chadefaud, 50 ans en arrière ». La mémoire recueillie de façon imperceptible dans le groupe est claire : après le mariage de Perret en 1933, il y a rupture entre les deux animateurs du groupe. Or non seulement Perret suit le groupe, mais la correspondance – étudiée pièce à pièce dans les archives de Légaut, confiée à Thérèse de Scott et qui se trouve à l’Université de Louvain-la-Neuve – montre que de 1933 à la mort de Légaut, il y a eu un échange épistolaire entre les deux, qui permet d’approfondir une différence entre une position plus axée sur Dieu et l’Église, une autre plus soucieuse de l’Évangile et de l’histoire de l’Église, barque de saint Pierre gouvernée à coups de gaffes (ô combien Mgr Duchesne a-t-il raison). Echange complété par l’envoi des œuvres de chacun à l’autre. Et, pour l’un comme pour l’autre, un respect, un lien qui interroge sur le cheminement, sachant que Perret va prendre position aux côtés de Gérard Soulages et de son mouvement Fidélité et ouverture, axé sur l’éternité du dogme. Je reprends un terme de Perret en 1960 : « la sécurité du définitif ». Mais aussi, l’un ou l’autre point commun : « l’Église, ma mère et ma croix » (Légaut) / « c’est l’Église qui éveille le chrétien » (Perret). Il est donc plutôt nécessaire de penser à une tension, à des pôles, avec des dégradés, à la présence de l’un lorsque l’autre témoigne, écrit, argumente…

Bien plus. En 1966, j’assiste aux Granges à un affrontement entre Marcel Légaut et Gérard Soulages : fixité ou renouvellement du dogme ? La séparation est radicale, atténuée par la participation de Soulages au financement de Mirmande en 1967. Un passage aux archives de l’évêché de Quimper permet de recueillir deux lettres de Gérard Soulages à Mgr Fauvel, ancien du groupe (qui mesure l’apport du groupe ainsi « A Chadefaud, j’ai fait mon noviciat »). Le 12 juillet 1969, Gérard Soulages écrit :

« … Je voudrais que vous confirmiez Légaut et lui fassiez croire en lui-même et en son œuvre, qui va plus loin qu’il n’imagine à condition qu’elle s’axe sur la Foi et la Charité ».

Évoquant la rupture avec Légaut, il poursuit « …c’est vous qui pouvez tout sauver parce que Légaut vous estime et a de l’amitié pour vous...Dieu l’a visité » …

Un autre point apparaît avec la situation rédigée par Légaut à l’attention de l’abbé Gaudefroy « aumônier » du groupe venant de l’entourage de monsieur Portal, le 9 octobre1940. Légaut lui annonce son mariage, le lendemain du jour de la rédaction de cette lettre, et dévoile son projet : il acquiert un domaine sylvo-pastoral, vivra sur le domaine tout en exerçant à la faculté des sciences de Lyon, après un échange entre son poste à Rennes et celui de l’épouse de Pierre Dubreuil à Lyon :

… J’achète une propriété dans un rayon de 100 km autour de la Faculté de façon à pouvoir y loger tout en assurant mon service normal. Cette propriété comprendra une petite exploitation agricole – principalement élevage et bois. J’y travaillerai en équipe avec quelques étudiants (pour commencer 2 ou 3). En retour, je les dirigerai dans leurs études et les prendrai au pair.

Mon idéal est seulement de vivre sur le domaine, en prenant le régime paysan. Je pense, au moins au début, me faire aider et diriger par quelque famille jaciste, qui puisse comprendre le projet et s’y intéresser.

Dans cette propriété, se transportera Chadefaud-Scourdois. Sa contenance sera d’abord sensiblement moindre. Nous l’agrandirons en construisant des pièces supplémentaires, surtout destinées à la résidence d’été.

Je voudrais aussi progressivement y fonder une petite communauté stable toute l’année, fait de retraités...

À ce moment-là, Légaut porte deux projets : un transfert de Chadefaut-Scourdois, lieu de rassemblement (estival du Groupe Légaut) en Auvergne avant-guerre ET un projet de vie communautaire, tel qu’il pourra s’esquisser à Mirmande, avec des retraités, ce que Xavier Huot avait parfaitement identifié lorsqu’il rassemble des textes autour d’un titre Marcel Légaut et le rêve d’une communauté.

Or, me semble-t-il, Légaut lui-même, en 1962 par exemple, parle de « rompre avec le groupe », et faute de continuer à le lire (ou à l’écouter !) l’idée d’une rupture avec le groupe s’est installée dans la mémoire transmise. Le déroulé est plus complexe : d’abord, Légaut lui-même continue sa réflexion en 1962 « rompre […] non pas pour me séparer du groupe, mais pour être dans ce groupe d’une autre manière que je l’étais avant ». Et il est donc dûment attesté qu’en 1940 il pense à un « transfert du groupe de Chadefaud aux Granges ». Cela permet de mettre en ordre deux informations :

• celle précisément du maintien, ténu, du groupe à travers la présence de Pierre Voirin et de son épouse aux Granges durant la guerre, le passage de « camarades » dûment attesté par Marguerite Miolane en 1942, le courrier à Haumesser sur le rôle d’une famille d’accueil pour les séjours d’été…
• la discussion qui a eu lieu entre Marcel Légaut et sa future épouse, Marguerite Rossignol, celle-ci écrivant d’Orléans à son « grand » le 15 juillet 1940 à quel point elle souhaite une vie de couple, distanciée de la vie en groupe, tout en acceptant la situation, car le bonheur de son futur (conjoint) lui est essentiel :

Vois-tu, ces jours-ci, Mme Rieux était partie et les Voirin aussi, j’ai vécu plus près des Haumesser. Cela m’a pesé, non pas eux par rapport à moi, mais eux en tant que « ménage ». J’ai eu l’impression que leur vie de communauté (tout en reconnaissant leur générosité) n’était qu’une extension de leur vie de ménage. Si je voyais les choses ainsi, la communauté me pèserait aussi. La cage serait un peu plus grande et voilà tout… 

Tu es maintenant à Chadefaud et la vie active a repris pour toi. Je souhaite que tu te sentes en forme, capable de faire du bon travail afin que tu sois heureux […]

Dans le métier d’historien, il y a un temps inouï passé à chercher des documents ou des témoignages, dans des lieux dispersés, à trouver des sources nouvelles qui complètent ou éclairent des ouvrages écrits. Cette démarche peut amener de vrais moments de jubilation quand se produit la découverte de non-dits ou d’interprétations trop radicales donnant naissance à des légendes. 

Dominique Lerch, ce 24 décembre 2022