Critique de la Paroisse Universitaire par Marcel Légaut en 1970
(Fonds Légaut aux Archives de l’Université de Louvain).
Mirmande le 13 juillet 1970
Votre lettre m’a intéressé par son accent. Elle mérite une réponse qui ne soit pas de simple politesse. Elle n’est pas une simple circulaire, mais un appel qui veut être solennel car il est dû à une situation grave, dites-vous. Cependant il manque à cette lettre le constat d’un échec sans lequel elle n’aura pas de conséquences véritablement heureuses.
La situation de la « Paroisse Universitaire » qui d’après vous est proche d’une sorte de faillite financière, appelle une constatation : l’échec certain de l’action que vous menez auprès des universitaires catholiques depuis de nombreuses années, au moins depuis 1940.
Voulant lutter contre une manière de vie religieuse, individualiste, plus cérébrale ou sentimentale que réelle, vous semble-t-il, vous vous êtes attachés à la formation des universitaires catholiques sur le plan social et politique, à l’exclusion de tout approfondissement spirituel qui ne vous paraît pas être de votre ressort, ni sans doute un but capital. N’est-il pas frappant que c’est précisément dans le domaine concret des réalités économiques sur lesquelles vous avez systématiquement essayé d’éveiller vos lecteurs par votre orientation politique et sociale que vous rencontrez des difficultés majeures ? Ces difficultés suscitées par des exigences financières relativement minimes quand on les compare aux ressources de la plupart de vos abonnés, ne montrent-elles pas avec évidence le peu d’efficacité de votre action ? Ne serait-ce pas parce que l’équipe dirigeante actuelle, plus encore que les précédentes, s’est lourdement trompée sur la direction qu’elle devait donner au bulletin et même aux J.U., et qu’elle a, pour cette raison, travaillé en vain malgré son dévouement ? Vos paroissiens ont reçu vos bonnes paroles sur le comportement social et politique que selon vous ils doivent avoir, comme ils reçoivent dans les églises « la parole de Dieu » qu’on leur distribue, avec la même passivité et le même résultat…
Ces équipes ont jugé que le bulletin ne devait pas d’abord et principalement contribuer à un effort de rénovation spirituelle dont l’Église, depuis des années, et de plus en plus visiblement, a un besoin urgent pour survivre. Est-ce parce que leurs membres trouvent dans d’autres publications ce qu’ils désirent dans ce domaine et qu’ils n’ont rien à y ajouter ou à y retrancher ? Je ne puis douter, hélas, de la réponse. N’est-ce pas simplement parce qu’ils s’intéressent plus au social et au politique qu’au religieux ? N’est-ce pas parce qu’ils se dispensent d’une recherche personnelle dans la vie spirituelle ayant une religion avec laquelle ils s’accommodent facilement car elle tient en réalité peu de place dans leurs préoccupations réelles, celles qui les tiennent au cœur ?
Depuis de nombreuses années, les articles religieux du bulletin sont de moins en moins fréquents, de plus en plus « universitaires », doctrinaux et impersonnels. Ils sont devenus le fait presque exclusif des aumôniers, sans doute moins pour satisfaire à une prééminence cléricale que par l’absence de rédacteurs laïcs. Ils tendent de plus en plus vers le « pensum ecclésiastique ». La première page ne leur est plus réservée… Ces petits indices, dont aucun certes n’est décisif, par leur accumulation sans aucune contre-partie, sont convaincants. D’ailleurs la lettre de Dumaine se développe dans le même esprit. On y parle plus de la société de consommation et de ses malfaçons que de la nécessité de perpétuer vivant, d’approfondir davantage et autrement que par des clichés théologiques, le souvenir de Jésus de Nazareth. Pourtant, il est impossible d’être encore chrétien réellement de nos jours où la chrétienté est en pleine décomposition, si on ne pense pas que ce souvenir, quoique mêlé inextricablement à tout ce qui l’accompagne et qui en est la conséquence ou le développement heureux ou malheureux, est le seul remède aux maux de notre société moderne et athée. Peut-on être encore chrétien, face aux difficultés extrêmes et de tous ordres que cette situation présente, quand on n’est pas assuré que toutes les autres réformes, nécessaires aussi, resteront sans portée et laisseront le mal empirer sous le couvert de remèdes illusoires, si ce souvenir, par sa puissance, ne vient pas donner à ces réformes rectitude et efficacité ?
Ces équipes ont voulu principalement ouvrir le bulletin et par lui les universitaires catholiques sur les horizons du monde moderne. Elles ont donné une grande importance à ce « journal à plusieurs voix » emprunté à Esprit où l’on retrouve avec quelques transpositions, coupures et additions, des articles du Monde, de La Croix, etc… Elles n’ont pas craint de faire ainsi double emploi avec ces journaux auxquels chacun peut s’abonner et qu’il peut lire attentivement. Sans doute les commentaires de ces rédacteurs ne prétendent pas être exemplaires, ni être des mots d’ordre – quoique… Mais en admettant cette discrétion assez rare dans ces domaines, croyez-vous que ces réflexions soient par elles-mêmes une nourriture spirituelle suffisante à une époque où tout doit être repris par la base, en commençant par les fondements mêmes de la vie religieuse ? L’ouverture au Monde qui n’est pas le fruit d’une vie spirituelle intense et en pleine recherche sur sa propre réalité ne peut conduire qu’à la liquidation du religieux au profit des idéologies politiques et sociales du jour, qui, pour un temps, à l’usage des chrétiens, s’expriment dans leur vocabulaire et se parent de leur idéal moral. L’évolution du groupe tala de l’École Normale Supérieure, groupe qui fut vers 1920 et pendant longtemps un élément moteur important de la renaissance religieuse dans la paroisse universitaire, est pleine d’enseignements. Elle montre ce qui attend le groupement des Universitaires catholiques, si on ne change pas radicalement son orientation actuelle.
L’échec spirituel qui se manifeste plus visiblement à l’occasion des difficultés financières que vous rencontrez, n’est pas seulement d’aujourd’hui. Il n’est même pas propre à la paroisse universitaire, il est le fait de l’Action Catholique elle-même, et pour les mêmes raisons. Comme elle, vous subissez l’esprit de ce temps plus que vous ne lui apportez l’impulsion qui serait la conséquence de l’originalité essentielle du christianisme.
Peut-on espérer prochainement une réforme fondamentale du bulletin et même des J.U., car l’efficacité spirituelle de celles-ci est certes bien moindre que leur succès mondain. L’équipe dirigeante actuelle ne peut pas donner son accord sur le contenu d’une telle réforme ; elle aurait à juste titre l’impression de se renier. D’ailleurs, par ce que ses membres sont, elle n’en serait pas capable. Mais qui pourrait la remplacer ? Les réunions universitaires locales sont encore assez régulièrement suivies, mais d’une façon très générale elles stagnent dans une atonie spirituelle qui ne laisse aucun espoir à ce sujet. La situation aujourd’hui est très différente de celle des J.U. de Caen, où, sous la pression ou plutôt devant la présence de jeunes groupes nés de la base (Bulletin vert, Davidées, etc.) passionnément orientés vers la recherche spirituelle, la direction du bulletin J.L. a dû se retirer parce qu’elle était trop soumise à la mentalité du « Politique d’abord » de l’Action française. Si la direction actuelle, moins profondément religieuse que celle de ce temps n’a plus la même devise, si elle partage cependant la même erreur encore qu’elle préconise une ouverture au monde toute différente, nulle équipe de taille suffisante ne pourrait aujourd’hui la remplacer utilement. Depuis trop longtemps la vitalité spirituelle du début s’est amenuisée, refroidie, a été remplacée par des aspirations sociales ou politiques, plus encore que par des réalisations dans l’ordre de la vie privée…
Cependant, pourquoi vous aider à survivre encore quelque temps ? Votre action, à supposer qu’on en approuve les orientations, n’a même pas la très relative efficacité sociale et politique d’un mouvement quelconque, à cause de votre petit nombre (il ne croît guère, combien d’abonnés au bulletin le sont par fidélité au passé, par discipline ou par bon esprit ? Quelle est la proportion de ceux-ci qui vous lisent vraiment ? – il serait cruel d’insister), à cause aussi, il faut le dire, des multiples précautions verbales qu’il vous faut prendre pour ménager l’Autorité et un public finalement pas très convaincu, à quelques exceptions près, de ce qu’il lui arrive d’affirmer, parfois dans ces domaines par faiblesse de caractère ou par entraînement sociologique. Déjà, c’est à côté de vos organisations que se fait une action spirituelle véritable. Déjà c’est en dehors d’elles et nullement sous leur influence même indirecte que naissent des petits groupes vraiment vivants – trop rares hélas. Ces groupes minuscules vous ignorent et ne désirent pas adhérer à l’organisation centralisée que vous leur proposez. En revanche, votre présence donne le change par le caractère officiel dont vous êtes revêtus, par votre prestige hérité d’un passé auquel vous n’êtes pas restés fidèles ; auquel il vous est impossible de redevenir fidèles à cause de votre évolution spirituelle. Votre présence empêcherait plutôt ces groupes de naître et de s’approfondir suivant leur grâce propre, dans la fidélité à leur réalité profonde, car ils sont toujours tentés d’imiter, de s’organiser, de prendre pignon sur rue, de s’enorgueillir d’une patente officielle.
C’est pourquoi je ne répondrai pas à votre appel, mais j’ai cru cependant de mon devoir de vous dire une fois en clair la raison de mon refus. Les plus anciens d’entre vous ne peuvent pas d’ailleurs ignorer mon total désaccord avec l’orientation donnée à la paroisse depuis de nombreuses années. Tout ceci est trop important à mes yeux pour me permettre le moindre ménagement verbal. Excusez ce ton qui vous paraîtra âpre et violent. J’ai voulu être authentique. Je vous promets d’être désormais à votre égard et sur ce sujet aussi silencieux que je l’ai été depuis près de 30 ans déjà.
Légaut