En juin 1985, les éditions du Cerf publient le maître-œuvre de Régis Ladous, Monsieur Portal et les siens (1855-1926), avec une préface d’Émile Poulat. Un de ses lecteurs fut, on s’en doute, Marcel Légaut, fils spirituel de ce personnage hors normes. De Mirmande, le 1er octobre 1986, part cette lettre de Légaut à Ladous, historien à l’université de Lyon.
Cher Monsieur,
Je viens de relire à fond votre grand livre Monsieur Portal et les siens. Je suis poussé à vous en remercier une nouvelle fois. Vous avez admirablement tracé l’évolution de Portal, dont je n’ai connu personnellement de lui que l’aboutissement. Je la comprends mieux maintenant. J’en vois mieux l’originalité à l’époque. Elle m’aide à mieux entrevoir la mienne, et au-delà ce qui se prépare sous les confusions du présent.
Le passage de l’intransigeance de défense, puis celle de conquête à un œcuménisme qui peu à peu arrive à englober toutes les confessions chrétiennes, même celles qui jusqu’à nos jours ne sont pas encore reconnues comme Églises.
Cet universalisme catholique est gros pour toutes les Églises d’une mutation dont il est difficile de mesurer l’importance. Aussi bien a-t-il été condamné par l’Église romaine au temps où il commençait à se faire jour. Celle-ci a bien compris que cela mettait en question son intransigeance doctrinale et structurale. Sans doute est-ce sur ce dernier point que Portal a été le plus prudent. Comme vous le dites à la page 294, sans d’ailleurs y insister. Portal semble ne pas vouloir savoir ce qu’est la crise moderniste, il affecte de l’ignorer. Cependant, bien qu’en 1925-26 j’étais tout à fait incapable de saisir l’importance des questions alors soulevées, je pense que la critique moderniste de l’époque était très présente à l’esprit de Portal, sans que d’ailleurs il ait été en mesure d’en prévoir toute l’importance, tous les développements futurs qu’il limitait finalement aux perspectives œcuméniques. Il m’en a parlé avec prudence et sans insister, mais j’ai été marqué définitivement par le climat qui se dégageait de tout ce que Portal disait aux talas, et sans doute beaucoup plus que nombre de ses auditeurs…
C’est à ce niveau qu’il faut placer la rupture, demeurée secrète mais dont Portal m’a fait part, entre lui et Jacques Chevalier, en 1908 lors de la destitution dont il fut victime. Chevalier lui aurait dit, d’après ce que m’a rapporté Portal, que nul n’était indispensable… Ce que Portal n’ignorait pas mais qu’il aurait préféré entendre d’un autre que de celui qui avait été jusqu’alors un collaborateur sur lequel il comptait. Chevalier, comme Blondel, et peut-être plus que lui, du même milieu de la bourgeoisie, ne voulaient pas regarder en face, en dépit de leur grande culture, des problèmes qui auraient gravement mis en question, non pas tellement leur foi que leur marque sociale. Chevalier en est ainsi arrivé à suspecter l’orthodoxie de Portal, comme le fit le père Dieuzayde lorsque celui-ci tentait d’attirer à lui quelques normaliens. C’est pourquoi, lors de l’arrivée de Jean Guitton à l’École Normale, Chevalier l’a orienté sur Pouget et non sur Portal, qui s’en est plaint à moi. Il est certain aussi que l’amitié profonde que Portal avait pour Édouard Le Roy est aussi à l’origine de la pensée, plus intuitive que réfléchie, de Portal, bien qu’il s’en soit défendu en s’affirmant non spécialiste en ces questions de philosophie… Tout cela est de la petite histoire. Celle-ci explique le présent. Votre livre est une excellente préparation à comprendre l’avenir qui approche, sous-jacent à tout ce qui s’efforce d’être un retour au passé.
Merci encore. Veuillez croire, je vous prie, à mes sentiments les meilleurs – et particulièrement reconnaissants.
M.L.
Et si, en 2021, nous relisons ces lignes d’une lettre du Père Portal du 7 juin 1908 à Lord Halifax , apparemment poussiéreuses, nous frappent ces éléments d’un échec apparent :
« Tandis que Merry del Val et ses amis vont jouir de leur triomphe et de mon humiliation, moi je vais travailler plus efficacement que jamais, dans l’ombre, dans le silence, en deux ou trois petits cénacles, à former pour l’Église les apôtres de demain, des ouvriers et des ouvrières capables de comprendre les temps nouveaux. Je suis très content de ce qui arrive. »